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« La contradiction entre capitalisme et démocratie atteint un point de non-retour »

Par Isabelle Ferreras

Le Monde, en ligne samedi 12 octobre 2019, édition : 13-14 octobre 2019, p. 27

Quel avenir pour le capitalisme ? Dans une tribune au « Monde », la chercheuse Isabelle Ferreras prône un « bicamérisme » économique qui permettrait aux travailleurs d’avoir une voix égale à celle des actionnaires dans la gouvernance des grandes entreprises.

Isabelle Ferreras est maître de recherches du Fonds national de la recherche scientifique (Bruxelles), professeure à l’Université de Louvain, chercheuse associée au Labor and Worklife Program (Harvard University) et membre de l’Académie royale de Belgique

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/11/la-contradiction-entre-capitalisme-et-democratie-atteint-un-point-de-non-retour_6015153_3232.html

Tribune

Si le capitalisme a un avenir, la démocratie risque de ne plus en avoir. Les populistes identitaires attisent la légitime colère des citoyens, relayée par des firmes transnationales qui placent l’expression des peurs et des antagonismes en haut de leurs algorithmes. Les leaders politiques tentent, face à la surpuissance des entités privées qu’ils courtisent, d’occulter leur impuissance à réduire les inégalités et sauver la planète. Les peuples ne sont pas dupes, et la contradiction entre capitalisme et démocratie atteint un point de non-retour.

Le capitalisme est un régime de gouvernement qui alloue les droits politiques en fonction de la possession du capital. La démocratie est un régime de gouvernement qui est fondé sur la reconnaissance de l’égalité de chacun et chacune « en dignité et en droits ». On a pu imaginer un temps que capitalisme et démocratie pouvaient être compatibles. Milton Friedman a même professé qu’ils étaient mutuellement indispensables, l’un nourrissant vertueusement l’autre. Cette fable a duré le temps des Etats-nations aux frontières fermées. Depuis, la transnationalisation des échanges économiques a permis à des entreprises de devenir plus puissantes que nos Etats démocratiques. Geste révélateur, le Danemark fut, en 2017, le

premier d’entre eux à nommer dans la Silicon Valley un « ambassadeur » auprès des Gafam.

L’entreprise capitaliste doit être comprise comme une entité politique constituée de deux classes d’investisseurs, les investisseurs en capital et les investisseurs en travail (salariés mais pas uniquement – on peut penser ici aux travailleurs de plates-formes ou indépendants sous-traitants). Peut-on imaginer une Angleterre gouvernée par la seule Chambre des propriétaires, la Chambre des Lords ? Voici pourtant ce qui se joue chaque jour dans l’entreprise capitaliste sous le despotisme des représentants des investisseurs en capital : l’idéologie propriétariste, documentée par Thomas Piketty dans son dernier ouvrage.

Despotisme du capital

La logique extractive de ce mode de gouvernement domine les investisseurs en travail et épuise la planète. Sa puissance place les Etats démocratiques en concurrence entre eux. En juin, dans un sursaut démocratique interne à leur « entité politique », plus de 8 000 salariés d’Amazon demandaient à l’assemblée générale des actionnaires de veiller à ce qu’Amazon réduise ses émissions fossiles et se conforme aux objectifs définis par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ils ont été ignorés.

En France, à l’instar de nombreux autres pays occidentaux au XXe siècle, des comités d’entreprise ont été mis en place afin de permettre aux salariés d’avoir accès à la représentation au niveau de l’entreprise – « citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise », selon la lettre des lois Auroux de 1982. Cette chambre des investisseurs en travail, une assemblée sans pouvoir contraignant, est aujourd’hui dénommée « comité social et économique » (CSE).

« NOTRE RESPONSABILITÉ EST DE DÉMOCRATISER LE CHAMP ÉCONOMIQUE EN COMMENÇANT PAR SON INSTITUTION PHARE, L’ENTREPRISE »

La loi Pacte de 2019 cherche à sauver la société anonyme en faisant entrer en son conseil d’administration quelques représentants des « parties prenantes », en particulier les salariés. Mais peut-on prendre au sérieux une formule de démocratisation qui ferait asseoir quelques représentants du peuple (des salariés) dans une chambre remplie de Lords (des actionnaires) ? Plutôt que de laisser le despotisme du capital prendre le contrôle sur nos démocraties – un processus déjà très avancé aux Etats-Unis –, notre responsabilité est de démocratiser le champ économique en commençant par son institution phare, l’entreprise. Son régime de gouvernement doit être rendu compatible avec le projet démocratique.

Citoyens-salariés

Concrètement, le CSE devra approuver à la majorité la stratégie d’entreprise proposée par la direction, exercer un droit de veto collectif sur toutes les questions traitées par le conseil d’administration, y compris la nomination du PDG ou la répartition des profits générés par l’activité. Le CSE doit être doté des prérogatives dignes des citoyens-salariés du XXIe siècle. C’est ce que l’histoire longue de vingt-cinq siècles de bicamérisme politique nous apprend et qui inspire ce projet de bicamérisme économique pour l’entreprise.

« L’ENTREPRISE DOIT DEVENIR UN LIEU D’ANCRAGE DÉMOCRATIQUE PERMETTANT AUX INVESTISSEURS EN TRAVAIL DE PESER SUR LES FINALITÉS DE LEUR TRAVAIL ET SUR LE PROJET DE L’ENTREPRISE »

Cette voie de représentation propre des travailleurs, étroitement liée à l’architecture de la représentation syndicale dans et hors de l’entreprise, permettra de la lier au champ des négociations de branche et au-delà. Ainsi sera nourrie la possibilité d’une solidarité trans-entreprise entre citoyens-travailleurs, y compris au-delà des frontières – un enjeu crucial en l’absence de puissance publique transnationale.

L’entreprise doit devenir un lieu d’ancrage démocratique permettant aux investisseurs en travail de peser sur les finalités de leur travail et sur le projet de l’entreprise. Par exemple, comme l’ont voulu les salariés d’Amazon, choisir un travail qui serve la survie des humains par l’abandon des énergies fossiles plutôt que l’enrichissement des Lords-actionnaires.

ENGLISH TRANSLATION Thanks to Miranda Richmond Mouillot

“The contradiction between capitalism and democracy is at a point of no return.” 

by Isabelle Ferreras

Le Monde, Sunday-Monday, October 12-13, 2019, Page 27 (English translation)

What future for capitalism? In a Le Mondeop-ed, researcher Isabelle Ferreras makes the case for “economic bicameralism,” which would give workers and shareholders an equal voice in the government of large firms.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/11/la-contradiction-entre-capitalisme-et-democratie-atteint-un-point-de-non-retour_6015153_3232.html

Democratize Firms

If capitalism has a future, democracy may not. Nationalist populists, bolstered by transnational firms whose algorithms prioritize expressions of fear and antagonism, are stoking citizens’ legitimate anger. Faced with the unbridled power of the very private entities they seek to woo, political leaders are attempting to conceal how powerless they are to reduce inequalities and save the planet. But people are no fools: the contradiction between democracy and capitalism is reaching a point of no return. 

Capitalism is a system of government that grants political rights based on the ownership of capital. Democracy is a system of government that is based on the recognition that all people are equal “in dignity and in rights.” For a time, it seemed possible to imagine that capitalism and democracy were compatible. Milton Friedman even claimed that they were interdependent, each fortifying the other in a virtuous cycle. This fable endured throughout the era of nation-states with strongly defined borders. Since that time, however, the globalization of economic exchange has allowed companies to become more powerful than our democratic nations. In a revealing gesture in 2017, Denmark became the first of these democratic nations to name an “ambassador” to the Big Four in Silicon Valley. 

Capitalist companies ought to be understood as political entities, made up of two classes of investor, capital investors and labor investors (a group that includes but is not limited to direct employees – think of platform workers or independent subcontractors, for example). Hard as it is to imagine an England governed exclusively by a Chamber of Property Owners – by the House of Lords, in other words – that is exactly what plays out every day in capitalist companies: the despotism of capital investor representatives. Thomas Piketty documented this ownership ideology extensively in his latest book. 

The Despotism of Capital

The extractive logic of this powerful system of government subjugates labor investors and is exhausting the planet, as well as forcing democratic countries into competition with big corporations. In June, in a surge of democracy internal to their “political entity,” over 8,000 Amazon employees petitioned the company’s shareholders to push Amazon to reduce its fossil fuel emissions and comply with guidelines defined by the Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC). Their demands were ignored.  

In twentieth-century France, as well as many other western countries, works councils were set up to provide employees with access to representation at the company level – “they are citizens in the polis; workers must be citizens in their companies, too,” in the words of the Auroux laws of 1982. Today, this Labor Investors’ Chamber of Representatives, an assembly with no veto power, is known as the “Economic and Social Committee” (ESC).

“OUR RESPONSIBILITY IS TO DEMOCRATIZE OUR ECONOMIES, STARTING WITH ITS CENTRAL INSTITUTION, THE FIRM.” 

The French Pacte Law of 2019 seeks to safeguard limited liability companies by including a handful of “stakeholders,” particularly employees, in their boards. But is it possible to take seriously a form of democratization that would merely add a sprinkling of representatives of the people (employees) to the House of Lords (shareholders)? Rather than allowing capitalist despotism to take over our democracies – a process that is well advanced in the United States – our responsibility is to democratize our economies, starting with their central institution, the firm. Firm governments must be made compatible with the democratic project. 

Employee-citizens

Concretely, a majority of representatives in a firm’s ESC would need to approve any strategy proposed by the board, and would exercise collective veto rights over all issues handled by the board, including the appointment of the CEO and the distribution of profits generated by the firm. ESCs must be granted prerogatives worthy of 21st-century employee-citizens. That is what the twenty-five century history of political bicameralism teaches us, and that is what inspires this proposal for economic bicameralism within the firm. 

“FIRMS MUST BECOME AN ANCHOR POINT FOR DEMOCRACIES, GIVING LABOR INVESTORS THEIR SAY IN THE ENDS OF THEIR WORK AND IN COMPANY GOALS.” 

Creating a system of representation specific to workers, closely linked to the existing structures of union representation within and outside firms, would make it possible to connect out to sectoral bargaining, and beyond. This would nourish the possibility of inter-firm solidarity among employee-citizens, within borders and across them – a key challenge in the absence of powerful transnational political institutions. 

Firms must become an anchor point for democracies, giving labor investors their say in the ends of their work and in company goals. For example, as Amazon employees hoped, to be able to choose work that serves human survival by abandoning the use of fossil fuels, rather than focusing on enriching the House of Shareholder-Lords.

Isabelle Ferreras is a senior tenured fellow at the Belgian National Fund for Scientific Research in Brussels, a professor at the University of Louvain, a senior research associate at the Harvard Law School’s Labor and Worklife Program, and a member of the Belgian Royal Academy.