Le plus triste est que le gouvernement n’ait même pas saisi cette occasion pour renforcer l’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises. En particulier, la réforme aurait été plus équilibrée si l’on avait décidé dans le même temps d’augmenter fortement le nombre de sièges des salariés dans les conseils d’administration, comme le demandait la CFDT. Cela aurait aussi permis de promouvoir un véritable modèle européen de démocratie économique.
Partager le pouvoir
Revenons en arrière. Certains s’imaginent parfois que les règles définissant le pouvoir des actionnaires et des salariés dans les sociétés par actions ont été fixées une bonne fois pour toutes au XIXe siècle : une action, une voix, point final ! En réalité, il n’en est rien. Dès les années 1950, les pays germaniques et nordiques ont mis en place des législations transformant radicalement cet équilibre. L’objectif affiché était de promouvoir la « codétermination », c’est-à-dire un véritable partage du pouvoir entre capital et travail.
Ces règles ont été consolidées au fil des décennies. Actuellement, les représentants des salariés détiennent ainsi la moitié des sièges dans les conseils d’administration des grandes entreprises en Allemagne, et un tiers des sièges en Suède, indépendamment de toute participation au capital. Il existe un très large consensus sur le fait que ces règles ont contribué à une meilleure implication des salariés dans la stratégie des entreprises allemandes et suédoises, et, in fine, à une plus grande efficacité économique et sociale.
Malheureusement, jusque récemment, ce mouvement de démocratisation ne s’est pas étendu à l’étranger autant qu’on aurait pu l’imaginer. En particulier, le rôle des salariés est longtemps resté purement consultatif dans les sociétés françaises, britanniques, américaines. Pour la première fois, une loi française de 2014 a introduit un siège avec voix décisionnelle pour les représentants des salariés dans les conseils d’administration (un siège sur douze, ce qui reste très faible). Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les actionnaires détiennent toujours la totalité des sièges, même si le débat commence à se faire de plus en plus pressant outre-Manche, poussé par les travaillistes, mais également par certains conservateurs.
Dépasser les clivages
Dans un tel contexte, si le gouvernement français décidait d’amplifier le mouvement en introduisant un nombre substantiel de sièges pour les salariés (mettons, entre un tiers et la moitié, de façon à rejoindre l’axe germano-nordique), il s’agirait d’un acte majeur. Cela permettrait de promouvoir une nouvelle norme mondiale en matière de droit des sociétés et, plus généralement, de contribuer à définir une véritable doctrine européenne dans le domaine économique et social, autrement plus intéressante et imaginative que la sacralisation quasi-religieuse du principe de « concurrence libre et non faussée » qui a jusqu’ici caractérisé l’Union européenne.
Des travaux récents de chercheurs européens ont également montré que la réflexion sur la codétermination germano-nordique était loin d’être achevée, et que ce modèle pouvait lui-même être dépassé et amélioré. Pour sortir des jeux de rôle parfois stériles opposant les administrateurs désignés par les actionnaires et les salariés, Ewan McGaughey a ainsi proposé que les membres des conseils d’administration soient élus par des assemblées mixtes actionnaires-salariés. Ils seraient ainsi conduits à défendre des programmes d’action combinant des aspirations multiples.
Isabelle Ferreras a quant à elle défendu l’idée d’un véritable bicaméralisme dans les entreprises, avec obligation pour le conseil des actionnaires et le conseil des salariés de se mettre d’accord et d’adopter les mêmes textes et décisions stratégiques. Julia Cagé a proposé que les droits de vote des actionnaires hégémoniques soient plafonnés et, inversement, que ceux des petits actionnaires et autres « crowdfunders » soient majorés d’autant. Initialement conçu pour les sociétés de médias à but non lucratif, ce modèle basé sur une relation non-proportionnelle entre apports en capital et droits de vote pourrait être étendu à d’autres secteurs.
Tous ces travaux ont un point commun : ils montrent que la réflexion sur le pouvoir et la propriété, que l’on a crue un instant éteinte après le désastre soviétique, ne fait en réalité que commencer. L’Europe et la France doivent y prendre toute leur place.