logo le mondeDe la démocratie au travail

Le Monde, 14 avril 2018

par Dominique Méda, professeure, Université Paris Dauphine-IRISSO




Le rapport  » Entreprise et intérêt général « , remis le 9 mars par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, propose notamment de renforcer la codétermination – la participation des salariés aux instances dirigeantes de l’entreprise. Au -niveau proposé, elle ne permettra certes pas aux salariés français de donner de la voix autant que leurs homologues suédois ou allemands. Mais cette proposition rend audible dans le débat public l’idée que l’entreprise est une entité politique.

Dans le livre qu’elle vient de faire paraître (Firms as Political Entities. Saving Democracy through Economic BicameralismCambridge University Press, 2017, non traduit), la sociologue et politiste belge Isabelle Ferreras fait de cette idée le cœur de sa réflexion et en déduit que le gouvernement d’entreprise devrait en toute logique résulter de l’élection par deux  » chambres  » – l’une représentant les apporteurs en capital, l’autre les apporteurs en travail –, ce gouvernement devant recueillir la majorité dans chacune d’elles.

Cette proposition s’inscrit dans un courant d’idées représenté par le politiste américain -Robert Dahl, qui, en  1985, en pleine -période de dérégulation et de théorie de la valeur pour l’actionnaire, justifiait de manière philosophique, dans A Preface to Economic Democracy (University of -California Press), la démocratisation de l’entreprise et de l’économie.

Fables néoclassiques. Repartant des mêmes prémisses que Jean Jaurès dans son discours de 1893 –  » Au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage «  –, Dahl rappelait, un siècle plus tard, qu’alors même que la démocratie est la règle dans l’Etat, l’autoritarisme prévaut dans l’économie, la plupart des -salariés se trouvant sous l’autorité de manageurs qu’ils n’ont pas élus et de -règles sur la conception desquelles ils n’ont pas été consultés. -S’appuyant sur le parallèle -citoyen-salarié, Dahl ne voyait qu’un unique moyen pour sortir de la contradiction entre notre idéal démocratique et la réalité de la soumission quotidienne au travail : que les salariés participent à la confection des règles.

La thèse d’Isabelle Ferreras se nourrit également des travaux de juristes français, notamment ceux de Jean-Philippe Robé, qui rappelle depuis des années qu’il existe une différence fonda-mentale entre  » entreprise  » et  » société  » et que les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise, mais seulement de leurs actions.

Dès lors, l’idée que l’entreprise ne serait destinée qu’à faire du profit ou que les dirigeants auraient pour seul objectif d’accroître la valeur pour l’actionnaire, dont ils seraient les mandataires, est non seulement inepte, mais surtout complètement fausse. Elle est, selon Robé, le -résultat des fables élaborées par les économistes néoclassiques – notamment Milton Friedman, qui avait popularisé ces idées dans un fameux article du New York Times en  1970 ( » The -Social Responsibility of Business is to Increase its Profits « ) –, évidemment reprises avec joie par une partie du monde économique.

Isabelle Ferreras boucle enfin son raisonnement par l’analyse du rapport des salariés avec leur travail. Depuis son premier livre, issu d’une observation longue du travail de caissières, la chercheuse soutient que le travail est principalement une expression de soi, et que les salariés revendiquent d’être traités au travail comme dans tout espace public, de manière égale et avec une égale prétention à participer à la détermination des règles. De privé, l’espace de travail est devenu public ; les attentes de justice et de participation y sont immenses.

La résistance à ces idées est -intense. Lorsqu’il indique que le rapport Notat-Senard  » marque une étape importante dans le combat mené par différents courants de pensée contre le capitalisme « , le candidat à la présidence du Medef Jean-Charles Simon en donne une parfaite illustration.

par Dominique Méda