L’entreprise est une entité politique, et doit donc être gouvernée selon les règles de la démocratie avec la participation, à égalité, des travailleurs et des investisseurs, affirme la sociologue Isabelle Ferreras, dans une tribune au « Monde ».
Par Isabelle Ferreras Professeure de sociologie à l’université de Louvain (Belgique)
LE MONDE ECONOMIE | 19.04.2018 à 14h51 • Mis à jour le 20.04.2018 à 09h13 |
Rapport Notat-Senard : « La France de 2018 réfléchit à une sous-formule de la gouvernance des entreprises de l’Allemagne de… 1951 ! »
Tribune.
Ravivant les réflexions menées en leur temps par Charles de Gaulle, Pierre Mendès France et Michel Rocard, le récent rapport Notat-Senardcommandé par le gouvernement français fait un diagnostic correct : l’entreprise du XXIe siècle est bien plus qu’une « société anonyme », cet instrument juridique au service des actionnaires. Mais elle est également plus qu’un « objet d’intérêt collectif », comme la qualifie pudiquement le rapport.
En réalité, elle est devenue une véritable entité politique. Elle a aujourd’hui nettement plus d’influence que la plupart des élus du peuple. Volkswagen se mêle de nos poumons. Apple échappe à nos contributions. Caterpillar exporte nos emplois. Monsanto veille sur nos cancers. Enfin, au cas où vous douteriez encore que tout cela soit politique, Facebook intervient dans nos élections…
Mais les entreprises ne sont pas seulement des entités politiques par leurs externalités. Comme le pointe le rapport Notat-Senard, elles sont faites de parties « constituantes » : tous les jours, les « apporteurs en capitaux » et les « investisseurs en travail » se concertent, investissent, délibèrent sur la stratégie, sur la qualité des services de l’entreprise. Mais à la fin de la journée, les actionnaires décident. Seuls.
Un travail qui a du sens
Ceci heurte de plein fouet l’attente de justice démocratique des investisseurs en travail. Ceux-ci ne comprennent plus pourquoi on sollicite leur avis pour élirele président de la République tout en leur demandant d’obéir, subordonnés qu’ils sont, au président de l’entreprise. Ils veulent un travail qui a du sens. Ils veulent contribuer à la décision. Et dans le cas contraire, ils s’abstiendront, partout. Ou se radicaliseront.
L’économiste Thomas Coutrot a démontré ce lien sur les résultats du premier tour des élections présidentielles : les communes dans lesquelles les personnes subissent en plus grande proportion un travail répétitif, sans autonomie et sans capacité d’initiative, sont aussi celles dans lesquelles l’abstention et le vote pour l’extrême droite ont été les plus élevés (« Travail et bien-être psychologique », DARES, Etude n° 217, mars 2018).
Laisser la direction des entreprises aux seules mains des propriétaires des parts de la société anonyme est devenu inefficace et inefficient. Dans une économie de services, la valeur ajoutée provient de la motivation, de la créativité, de l’innovation des collaborateurs et collaboratrices. Oui, il est nécessaire de faire bénéficier les entreprises françaises d’un choc de compétitivité démocratique.
« Bicamérisme économique »
Et alors ? Et alors rien. Que propose le rapport Notat-Senard ? Garantir trois (sic) représentants des travailleurs dans les conseils d’administration de seize membres. Plus de soixante années après l’introduction en Allemagne de la « Mit-Bestimmung » (cogestion, par 50 % de représentants des actionnaires et 50 % de représentants des travailleurs composant une chambre unique), la France de 2018 réfléchit à une sous-formule de la gouvernance des entreprises de l’Allemagne de… 1951 !
Imaginée dans les années 1930 par des juristes allemands pour faire avancer la citoyenneté dans l’entreprise, la cogestion fut imposée en Allemagne de l’Ouest par les Alliés au sortir de la seconde guerre mondiale pour affaiblir l’influence du patronat allemand dans le secteur métallurgique. L’objectif, noble, était de faire des concessions aux syndicats pour mieux résister au communisme.
Il faut intensifier le mouvement de l’histoire.
Or, depuis vingt-cinq siècles, pour toutes les entités politiques, la transition du despotisme d’une minorité (les propriétaires de terres… ou des actions) vers la démocratie est passée par un « moment bicaméral ». Le « bicamérisme économique » consisterait à confierla direction de l’entreprise, l’élection du PDG, le choix de la mission et des fins de l’organisation, à une double majorité : celle des représentants des propriétaires des parts de la société anonyme, et celle des représentants des investisseurs en travail. En d’autres mots, respect de la rationalité instrumentale des apporteurs de capital, et extension du domaine du suffrage universel pour les investisseurs en travail, au travers d’une double majorité.
En 1689 en Angleterre, Guillaume d’Orange a renoncé à la majeure partie de son pouvoir despotique en se soumettant au pouvoir législatif conjoint des deux Chambres, les Lords et les Communes. En 2018 en France, Emmanuel Macron peut faire bénéficier les entreprises d’un choc de compétitivité démocratique ; ou bien il peut choisir une sous-formule de « Mit-Bestimmung », plus de soixante ans après l’Allemagne.
Isabelle Ferreras, chercheuse associée à l’université d’Harvard et membre de l’Académie royale de Belgique, est l’auteure de « Firms as Political Entities, Saving Democracy Through Economic Bicameralism » (Cambridge University Press, 2017) et de « Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique » (PUF, 2012).
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