Mai 22, 2007. Le Soir (Bruxelles) « Défendre la ‘valeur travail’ et, plus largement, la démocratie » p. 18
L’élection présidentielle française fut le théâtre d’une bataille idéologique intense autour de la question du travail. Dans son Pacte présidentiel, Ségolène Royal jeta les balises d’une « démocratie sociale renouvelée » au service de « la valeur travail ». Fait plus remarquable, la droite n’a pas ignoré l’enjeu. Au contraire, tentant de se réapproprier l’héritage historique des socialistes et des victoires sociales du Front populaire, le discours de Nicolas Sarkozy sur le travail a compté pour beaucoup dans le soutien élargi dont il a pu bénéficier. Incontestablement, le travail, aujourd’hui, mobilise intensément les attentes des citoyens.
Or, comprendre ce que représente l’expérience du travail – c’est-à-dire ce que représente le travail pour celui qui travaille – doit se trouver au coeur de la réponse politique aux tensions graves que nos sociétés postindustrielles ne cessent d’enregistrer.
A l’heure où 70 % des emplois relèvent du secteur tertiaire, qu’est-ce donc que le travail ? Trois dimensions principales le caractérisent : il est de nature expressive, publique et politique.
On observe en effet aujourd’hui que le rapport au travail est de l’ordre de l’expressivité. Contredisant le postulat de la théorie économique qui présuppose un rapport de type instrumental au travail (le travail pour le salaire), les recherches actuelles clarifient le fait que le travail est un support de sens central dans la vie de l’individu.
Ainsi, même dans le cas des caissières de supermarché, poste de travail emblématique de la société des services, travail peu riche dans son contenu et peu prometteur en termes de progression de carrière, la dimension instrumentale reste marginale dans le rapport au travail. Celle-ci se voit toujours reprise dans des dimensions expressives telles que la recherche de l’intégration sociale ou du sentiment d’utilité à la société.
Ensuite, il est crucial de comprendre que l’irruption du client sur le lieu de travail, caractéristique décisive de l’économie des services, donne corps à la réalité suivante : travailler, c’est prendre part à la sphère publique. Ceci se joue au plan très concret des pratiques quotidiennes, au travers des attentes manifestées à l’égard de la confrontation à la clientèle singulièrement.
Ainsi, sous le regard permanent des clients, les caissières manifestent l’attente que ce soit le régime d’interaction typique de la sphère publique des sociétés démocratiques, fondé sur l’égalité des personnes, qui règle les échanges dans l’entreprise.
Enfin, le travail est de nature politique. En vertu de la flexibilité qui le définit aujourd’hui (des horaires, des tâches, etc.), travailler constitue une expérience d’insertion et de positionnements incessants dans les collectifs de travail. L’observation montre que ces situations de travail sont analysées par les salariés au travers des registres du juste. Désormais, l’enjeu du juste par rapport au collectif est l’aiguillon transversal à toutes les interactions qui constituent le quotidien de l’individu au travail. Or, la question du juste en référence au collectif constitue l’essence même du politique.
Lorsque l’on dégage les divers registres de justice avancés par les salariés (mérite, égalité, performance, ancienneté, situation familiale, etc.), on s’aperçoit que c’est la norme de la justice démocratique qui est pensée comme la procédure adéquate pour trancher les conflits entre critères de justice rivaux. Ainsi, les personnes au travail témoignent de l’intuition qu’il serait juste qu’elles puissent participer à élaborer les règles auxquelles elles doivent se soumettre.
Cependant, de nombreux obstacles s’opposent à la reconnaissance de cette attente. En effet, le travail est gravement mis sous tension par l’arrangement capitaliste : celui-ci déconsidère l’intuition démocratique contenue dans l’expérience du travail en privilégiant un régime de pouvoir de type domestique, pré-démocratique, celui de l’« arbitraire patronal » – et ce, même quand il est mâtiné de présence syndicale, actuellement bien disproportionnée par rapport au pouvoir accordé aux détenteurs des capitaux de l’entreprise. Ainsi, dans son projet présidentiel « Réhabiliter le travail », Nicolas Sarkozy confirmait que, du point de vue de la droite, la remise en question de l’autorité du capital dans l’entreprise n’était pas à l’ordre du jour : « Je tiens à vous dire qu’aussi fort que je crois dans l’importance d’une démocratie irréprochable, je crois dans l’éthique du capitalisme. »
Il est à craindre qu’en continuant à ignorer la question qualitative que pose le travail aujourd’hui, nos sociétés se condamnent à enregistrer la frustration grandissante soulevée par l’exercice de l’arbitraire managérial au travail. Comment s’étonner de la perte de crédibilité du projet de la gauche si ses candidats n’abordent pas le fait que, au quotidien, là où les enjeux sont les plus vifs et les mieux compris, les électeurs-citoyens sont de facto traités comme des domestiques ? Comment s’étonner, dès lors, que le discours pétri de réflexe autoritaire réconforte (« je veux vous protéger », « je veux protéger les faibles », disait le nouveau Président de la République) – recours historique devant les situations d’insécurité sociale graves ?
Loin des promesses infantilisantes, c’est en explicitant quelle est sa vision de la « démocratie économique et sociale », renouvelée à la lumière des défis que pose l’expérience du travail à l’heure de l’économie des services, que la gauche belge comme française convaincra qu’elle représente l’alternative espérée par les salariés. Équiper les salariés de droits individuels, collectifs et syndicaux tels qu’ils puissent, réellement, se réapproprier leur vie au travail et en faire bénéficier l’ensemble de la société par une vitalité renouvelée, voilà ce qui sera défendre, sérieusement, la « valeur travail » et, plus largement, la démocratie.
« Une civilisation qui ruse avec ses principes, a dit Césaire, est une civilisation menacée. » Les citoyens-salariés font l’expérience quotidienne du fait qu’il n’est plus justifié, à l’heure de la société démocratique et de l’économie des services, que le capital détienne, seul, le pouvoir de décision au sein de l’entreprise. D’un point de vue historique, le XXe siècle a établi, dans la lutte et le drame, la légitimité de la norme démocratique dans le champ politique. Ce sera dorénavant l’un des défis majeurs du XXIe siècle que de traiter de la légitimité de la norme démocratique dans le champ économique.
Isabelle Ferreras est l’auteur de Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, 2007, Paris : Presses de Sciences Po, 273 pp.